Portrait de Heiura Itae-Tetaa

« Tu prends le pouvoir mais il faut prendre de l’espace aussi. Il faut que ce soit visible. Il faut que ce soit audible. »

Portrait de Heiura Itae-Tetaa 1

Figure de convictions et d’action, Heiura Itae-Tetaa navigue avec brio entre les cultures et les technologies. Fondatrice de Speak Tahiti – Paraparau Tahiti, elle met son expertise au service de la préservation des langues autochtones, en s’appuyant sur des outils numériques innovants.

Engagée dans la défense des langues autochtone, elle œuvre inlassablement à la promotion et à la transmission de ces langues, garantes d’une identité et d’une mémoire collective. Son engagement lui a valu d’être nommée présidente de la French Tech Polynésie, où elle encourage l’audace entrepreneuriale et l’inclusion numérique.

Comment en es-tu arrivée ici ? Quel est ton parcours ? En tant que CEO d’E-REO, en tant que femme dans l’écosystème des start-ups ? 

H. Alors moi, je suis née à Tahiti, j’ai grandi sur cette île qui est à un peu plus de 20.000 kilomètres de Paris, 22 heures d’avion pour situer un peu. Elle fait partie d’un ensemble d’îles qui s’appelle la Polynésie Française et il y a 118 îles. Je recontextualise parce que c’est important parce que j’ai grandi dans un univers que l’on appelle insulaire. J’ai vraiment vécu avec cet esprit insulaire que je définis comme un esprit communautaire. En Polynésie, on considère que notre communauté est une communauté matriarcale donc la femme a une place très importante. Pas qu’en Polynésie d’ailleurs, mais dans toute l’Océanie. J’ai grandi dans un Tahiti très différent d’aujourd’hui. Aujourd’hui, j’ai 37 ans et à l’époque, c’était un peu comme on peut l’imaginer encore aujourd’hui en carte postale.

J’ai fait toute ma scolarité jusqu’en licence, j’ai fait de la communication également. J’ai un Master en sociologie de la communication que j’ai obtenu à l’Université Catholique de l’Ouest à Angers. Et déjà à l’époque, il y a 15 ans, je voulais faire de la communication parce que j’étais persuadée que c’était une voie d’avenir. Parce que je me disais ce qui nous différencie des animaux, c’est notre capacité à communiquer et à utiliser la parole. Déjà, il y a 15 ans, j’avais 20 ans et je me disais que je voulais être soit journaliste, soit faire de la communication. J’ai toujours eu cette envie-là de communiquer et de faire un métier en lien avec les humains. Et pareil, c’est issu d’où je viens, de comment j’ai été élevé, de cette idée de communauté et de système un peu matriarcal. Et quand j’ai décidé il y a 5 ans de devenir entrepreneuse, c’était vraiment parce que la thématique, je l’aime beaucoup. 

En Polynésie, aujourd’hui, les chiffres ont vachement augmenté, maintenant un entrepreneur sur deux est une femme alors qu’avant, ce n’était pas le cas, c’était un peu moins. Et vraiment depuis un ou deux ans, on est à 50/50 et je trouve ça hyper réjouissant comme donnée. Et aujourd’hui je porte une société dans laquelle il y a notamment E-REO qui est une plateforme qui permet à toutes les communautés autochtones de déployer des applications mobiles dans leurs langues autochtones. Je parle un peu de tout ça parce que l’humain, c’est hyper important pour moi. J’ai fait des études de communication, je ne suis pas du tout linguiste, mais je pense que quand tu as fait des études de communication, tu peux devenir entrepreneur. Je pense que j’ai mobilisé tout ce que je pouvais autour d’un sujet qui est les langues autochtones, et moi mon but, c’était de rendre swagg et désirable les langues. Et quand on fait de la communication, on connaît un peu les rouages du marketing et on peut se saisir d’un sujet. Ça avait du sens pour moi, ça avait du sens pour d’autres communautés. Et j’ai l’impression qu’à 32 ans, j’avais mobilisé assez de réseau, assez de compétences en termes de communication et assez de capacité managériale pour pouvoir créer mon entreprise.

Dans un écosystème principalement masculin, quand on parle de la french tech par exemple, comment est-ce que tu as réussi à faire ta place ? Comment est-ce que tu as réussi à gérer ses possibles discriminations envers toi, en tant que femme, en tant que polynésienne ?

H. Pendant deux ans, j’ai été présidente de la French Tech Polynésie et en fait, je n’ai pas été accueillie à bras ouvert par l’ancien bureau. J’ai été la première femme à briguer la présidence de la French Tech et ce n’était pas un sujet pour moi, mais c’en est devenu un quand je suis devenue présidente. Pour moi, la French Tech, c’était et c’est une association, mais pas n’importe laquelle non plus. En Polynésie, j’ai eu l’occasion notamment de déployer les programmes French Tech, de rencontrer et de faire grossir la communauté et de participer à l’élan de la French Tech. Je pense que ce qui est marrant par rapport aux hommes, c’est que j’ai vu la différence un petit peu quand je suis devenue présidente de la French Tech, mais surtout quand j’ai fait ma première levée de fonds en 2022. J’ai vu qu’au niveau des regards masculins entrepreneurs, les regards avaient changé davantage. On est l’une des rares start-ups en Polynésie, on est les premiers à avoir fait une levée de fonds type ce que l’on peut voir en pré-seed en Hexagone. Et aujourd’hui encore, je vois effectivement que quand on prend le pouvoir, il faut assumer ce pouvoir-là et ne jamais remettre en question quoi que ce soit. Aujourd’hui, je suis maman d’une petite fille de 7 ans donc évidemment, on m’a fait des remarques. Plus de la moitié de mes collaboratrices sont des femmes, sur 10 il y a 8 femmes. Pareil, je n’ai pas fait exprès, je ne sélectionne pas au genre. Même si ça ne doit pas être un sujet, il faut en être conscient. Mais je reste hyper attentive aux réussites féminines et je crois énormément en la sororité. Encore une fois, je ne vais pas choisir une femme parce que c’est une femme, mais parce qu’elle est compétente. Par exemple : depuis un mois, j’ai une CO-CEO, qui s’appelle Capucine Moyrand, je ne l’ai pas choisie parce que c’est une femme, mais parce que depuis un an elle a été d’une efficacité redoutable qui fait que je lui fais confiance pour mener à bien E-REO.

Comment envisages-tu le futur de E-REO ?

H. Là aujourd’hui comme toute start-up à maturité, de croissance forte : on est concentré. Il y a vraiment cette idée de concentration. On est quand même sur un marché qu’on dit fragmenté, pour re-situer un peu, le marché de l’apprentissage de langues, c’est quand même plusieurs milliards de dollars par an avec une croissance allant jusqu’à 10 %, ce qui en fait un marché intéressant.

J’ai fait une interview pour Hello Orange, et on me demandait à la fin quel message je voulais faire passer et pour moi, c’est qu’un monde sans diversité, c’est un monde sans inclusion. On parle beaucoup de ces mots-là, mais la diversité et l’inclusion ça passe beaucoup par les langues. On ne demande pas à tout le monde de parler toutes les langues, il y a 7 0000 langues environ dans le monde, mais aujourd’hui il y a seulement 1 % de ces langues qui sont représentées dans nos téléphones. Nous notre pari, c’est la valorisation de l’inclusion de toutes les langues autochtones, ou du moins toutes les langues possibles. Dans notre théorie du changement, ce que l’on aimerait changer, ce serait à la fois que ce soit un sujet et plus un sujet. Comme le fait d’être une femme entrepreneure. C’est un sujet tellement important que ça ne devrait même plus être un sujet.

Pour refaire l’historique, il y a 4-5 ans, j’ouvre une école de langue, ça fonctionne plutôt bien et en 2020 le COVID arrive. J’ai dû changer mon modèle économique et passer au tout numérique. Je me suis vite rendu compte que : 1. Il n’y avait pas vraiment d’outil pour déployer facilement et de faire du tout numérique, 2. Ça coûtait hyper cher de faire développer, c’est toujours le cas et 3. Quand j’ai commencé à lancer ça, il y a d’autres communautés qui me demandaient comment j’ai fait. Je me suis demandé après comment est-ce que je pouvais en faire un outil parce que moi, je l’ai fait un peu en mode système D, comme plein d’entrepreneurs qui débutent. Et aujourd’hui la plateforme E-REO, c’est vraiment un outil, simple, no-code, tu n’as pas besoin d’être linguiste ni de savoir écrire une ligne de code. Tu ne t’occupes un peu de « rien » si ce n’est de mettre les données et nous, on s’occupe du reste, jusqu’au déploiement sur les Stores. Toute la partie technique et un peu contraignante, on lève ces barrières-là et celles du financement. La licence est à 1 000 $ par an, ce qui n’est vraiment pas énorme pour déployer un minimum de 3 à 6 applications.

Aujourd’hui avec E-REO, on a commercialisé sur 6 territoires différents, on a déployé 13 langues différentes du monde entier et une vingtaine d’application. C’était déjà important de démontrer qu’il y a un marché. Dans 2 – 3 ans, on fera tout pour être rentable, un peu avec le même système qu’une start-up va viser, mais avec ce sens-là qu’on donne à toutes les communautés. Tout de suite, quand je parle de communauté, on pense au tiers-monde alors qu’on est une communauté, par exemple la Bretagne et les Bretons, c’est une communauté. Les communautés ce ne sont pas juste des tribus cachées, on fait tous parti d’une communauté. Donc oui, je vois un avenir prospère, et surtout inclusif grâce à la pratique et encore une fois que l’on prenne le pouvoir, que l’on prenne la place, que l’on soit audible.

A quel moment tu t’es dit « ça va marcher » et que vous alliez réussir ?

H. E-REO ce n’est « que » la matérialisation d’une vision que j’ai depuis 5 ans. Il y a 5 ans, quand j’ai ouvert mon école de langue, je me suis dit que si j’arrive à faire ce que j’ai envie de faire dans cette langue-là, je pense que je pourrai le dupliquer. J’ai « créé » une méthode avec des immersions dans nos langues, ce qui ne se fait pas, et même dans d’autres pays. Quand tu viens à Tahiti, tu peux brasser ta bière en tahitien, tu peux faire ton café en tahitien, tu peux visiter un musée et en fait, tu peux faire plein de chose dans une langue autochtone. Et donc si j’arrivais à démontrer une première fois que c’était possible, que c’était viable et profitable, pourquoi est-ce que je ne le ferai pas dans d’autres langues ? Puis le COVID est arrivé et il fallait pousser le côté numérique. Je me suis dit que mon école était rentable depuis le début et que si on arrive à le faire dans cette langue-là, on peut réussir à le refaire dans d’autres. Pour moi, c’était déjà clair que ça marcherait, avant même la création de cette plateforme. Aujourd’hui avec un an d’existence, je trouve qu’on fait quand même du chiffre.

En un an : On a déjà un CA, on a déjà atteint un premier milestone qu’on s’est fixé et maintenant, on espère atteindre le deuxième. Ce ne sont pas que des milestones financier mais aussi techniques et technologiques : au bout d’un an, on voulait qu’une plateforme soit quasiment automatisée, pouvoir déployer des applications, proposer à plusieurs secteurs et tout ça, on les a atteint. On a fait du chiffre, on a des clients, on a des KPI très réjouissants. Maintenant, ce n’est que le début, je reste hyper précautionneuse parce qu’on ne sait jamais, mais on a quand même le feu ! Chaque jour pour nous est un jour pour prouver qu’on a bien fait de faire cette levée et qu’on fait bien de constituer une équipe !

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